J’ai été le premier à avoir congelé avec succès le sperme humain en France. Comprendre cette réussite demande certainement un petit retour historique.
L’insémination artificielle par donneur, comme réponse aux infertilités du couple dues à une mauvaise qualité spermatique ou une absence de spermatozoïdes (spz,) existe depuis la nuit des temps, puisqu’on en trouve déjà des traces au IX° siècle.
Au début des années 70, il s’agissait encore d’une pratique artisanale : le donneur, généralement un étudiant, était convoqué au cabinet médical au moment présumé de l’ovulation de la patiente ; il en partait après avoir fourni un éjaculat, pour lequel il percevait une somme convenue. La patiente arrivait alors, et l’éjaculat était déposé au fond du vagin ou dans le canal cervical ; elle restait allongée quelques instants, puis rentrait chez elle après s’être délestée d’une somme significativement supérieure.
Il s’agissait d’une pratique qui n’était pas vraiment interdite, puisqu’elle n’était pas censée exister; mais elle a contribué sous le manteau des convenances à aider beaucoup de couples … et de familles, en sauvant les apparences.
Elle avait par contre des inconvénients notables, en dehors même de tromper l’état civil : d’abord les ratés des rendez-vous, lorsque le donneur faisait défaut au dernier moment : la légende dit qu’il est arrivé plus d’une fois qu’un praticien se résigne alors à contribuer au projet. Ensuite, le fait que le dépôt de ce sperme frais au fond du vagin ou dans le col utérin faisait courir à la patiente un risque de contamination par une maladie sexuellement transmissible. Enfin, l’apparition d’un risque de consanguinité, lorsqu’un même donneur était utilisé régulièrement dans un périmètre géographique restreint.
La solution évidente à tous ces différents problèmes était de disposer à tout moment du sperme de différents donneurs, dont la qualité était contrôlée, donc de sperme congelé, dans une « banque » de sperme.
La congélation des tissus ou des cellules est une entreprise difficile : à partir du moment où la température baisse au-dessous de zéro degré Celsius, l’eau qui constitue l’essentiel de la cellule se transforme en cristaux de glace : ceux-ci déchirent les délicats organites intracellulaires, et la cellule meurt. La découverte du pouvoir protecteur du glycerol contre la cristallisation de l’eau par l’équipe britannique d’ Ernest JC Polge en 1949 lui a permis de congeler avec succès du sperme de poulet et de lancer la possibilité de congeler d’autres spermes animaux, notamment de taureau dès 1951. Puis c’est en 1953 que Jerome K Sherman en Arkansas (USA), après avoir congelé avec succès le sperme humain, rapporte les 3 premières naissances grâce à cette technique ; par la suite, plusieurs banques de sperme commencent à voir le jour outre atlantique.
Lorsque je reviens des USA en 1969, la congélation du sperme humain n’existe pas en France et l’insémination par donneur est restée artisanale. Je retrouve ma place de Chef de Clinique au sein du Service d’Endocrinologie du Pr Jean Rivière, et j’y ouvre une consultation de « Stérilité du couple ». Les problèmes de sperme y sont nombreux, souvent sans solution autre que l’insémination artificielle par donneur (IAD). Pour aider ces couples, je n’envisage pas une seconde de me lancer dans l’insémination artisanale, et je décide plutôt d’essayer à mon tour de congeler le sperme humain.
Il ne s’agit pas juste de congeler le sperme, ce qui ne pose pas trop de problème technique ; il s’agit de retrouver après sa décongélation une forte proportion de spermatozoïdes ayant survécu au processus de congélation / décongélation, et surtout ayant gardé leur pouvoir fécondant.
UN PREALABLE NECESSAIRE : LE RECUEIL DU SPERME
Le premier obstacle qu’il me faudra franchir est, de manière inattendue, non pas d’ordre technique, mais éthique.
En 1970, l’examen du sperme ne fait pas partie du bilan de routine d’une stérilité du couple : c’est la femme qui est stérile, et c’est elle qu’il convient d’explorer et de traiter. Dans cette ambiance, lorsqu’un spermogramme est demandé, beaucoup d’hommes rechignent, certains refusent carrément.
Dans mon cas précis, il s’y surajoute un élément de taille : mon chef de service, comme ses collègues qui dirigent l’école gynéco-obstétricale bordelaise, est un catholique rigoriste, père de 7 enfants, et que l’on qualifierait aujourd’hui d’intégriste. L’examen de sperme suppose une masturbation, péché d’Onan interdit par l’Eglise. Le Pr Rivière, un homme par ailleurs doué de profondes qualités humaines, se laisse fléchir par mes arguments, mais à une condition : obtenir l’accord préalable de l’Archevêché.
Nous voilà donc partis un matin d’Avril 1971 à l’Archevêché de Bordeaux, où une longue discussion essentiellement théologique eut lieu entre Jean Rivière et le prélat. L’autorisation de faire se masturber les maris nous fût finalement donnée, à la condition expresse que cette manœuvre reste dans le champ strict de la stérilité du couple.
LES PROBLEMES TECHNIQUES
Il fallait partir d’une feuille pratiquement blanche : la congélation de sperme humain en était encore à ses premiers balbutiements en Europe ; et si JK Sherman publiait volontiers ses résultats, il restait infiniment plus discret sur la technique qu’il employait. De plus, les matériels avaient beaucoup évolué depuis les années cinquante, les ampoules de verre notamment ayant été remplacées par les paillettes de matière plastique.
J’ai alors eu l’idée de partir de ce qui se faisait alors de plus moderne en matière de congélation de sperme animal, et au plus près de chez moi : je me suis rendu à la Coopérative d’Insémination de Cadaujac, près de Bordeaux, le centre d’insémination artificielle bovine le plus important de la région.
Je fus très bien accueilli par le responsable du Centre, Monsieur Jacques Ningres, qui m’a initié à la technique de congélation du sperme bovin : celui-ci, après avoir été mélangé avec un milieu tampon à base de glycérol et de jaune d’oeuf, est conditionné dans des paillettes de matière plastique d’une contenance de 0,5 ml. Elles sont disposées horizontalement sur un plateau en cuivre dans les vapeurs d’azote liquide ; puis, la congélation une fois obtenue, les paillettes sont directement plongées dans l’azote liquide où elles seront conservées à moins -196°C jusqu’à leur utilisation.
J’en garde aussi le souvenir pittoresque de la récolte du sperme de taureau : l’animal est introduit dans un local contenant un chariot élévateur sur lequel est tendu une peau de vache, avec un trou au milieu ; derrière ce trou, et caché par la peau, un technicien muni d’un dispositif de recueil qui ressemble à un entonnoir. Le taureau se rue sur la peau de vache, et le technicien a la lourde et acrobatique responsabilité de coiffer avec son dispositif le pénis de l’animal au moment opportun. Un moment d’une grande intensité, lorsqu’on voisine avec un taureau en rut …
UN DISPOSITIF ARTISANAL
A partir de tous ces renseignements, j’ai ainsi pu imaginer et construire mon propre appareil de congélation, en ayant essentiellement recours au système D. Qu’on en juge (Fig-1) :
Un cube de polystyrène expansé, isolant parfait, creusé d’un puits, au fond duquel est placé un récipient en zinc destiné à recevoir l’azote liquide ; le tout surmonté d’une potence, sur laquelle coulisse un plateau en cuivre, excellent conducteur thermique, et sur lequel sont disposées horizontalement le paillettes contenant le mélange sperme / milieu de conservation ; enfin un thermocouple banché dans l’une des paillettes, destiné à mesurer les variations thermiques en son sein.
Dans un premier temps, j’ai d’abord essayé de reproduire avec ce dispositif les mêmes résultats avec le sperme bovin que ceux du centre de Cadaujac ; puis, y étant parvenu, j’ai dans un deuxième temps tenté d’appliquer cette technique au sperme humain.
Le sperme utilisé était celui que je pouvais récupérer dans différents laboratoires d’analyses, de ce qu’il restait après avoir effectué les spermogrammes, pratique qui ne serait plus possible aujourd’hui. Ce sperme était mélangé volume à volume avec le même milieu tampon à base de jaune d’oeuf et de glycérol que celui utilisé pour le sperme bovin, puis réparti dans les paillettes de matière plastique de 0,5 ml.
Après des mois de tâtonnements empiriques, j’ai enfin pu déterminer la bonne distance entre le plateau de paillettes et la surface de l’azote liquide : environ 8 cm, dans une température ambiante de – -120°C. Ceci permettait d’obtenir un taux de spz mobiles après décongélation d’environ 50%, donc parfaitement adapté à la réalisation d’inséminations artificielles ; la décongélation elle-même est beaucoup plus simple : il suffit de laisser la paillette retirée de l’azote liquide décongeler à température ambiante.
J’ai pu constater au passage que le sperme humain était beaucoup moins fragile à la congélation que le sperme bovin : il faut préciser qu’un éjaculat bovin contient en moyenne 5 milliards de spz, quand l’éjaculat humain n’en contient que quelques centaines de millions dans les meilleurs des cas.
EPILOGUE
J’ai publié cette aventure constituant la première congélation réussie du sperme humain en France dans un article paru dans La Presse médicale en 1972 (1). Par la suite, le Dr Michel Jondet a mis au point à l’Hôpital Necker une technique de congélation légèrement différente, les paillettes étant en position verticale.
En toute logique, la première banque de sperme aurait dû apparaître à Bordeaux, où cette technique de congélation était née. Il ne fallait toutefois pas y compter, dans un Service où la simple réalisation d’un spermogramme constituait déjà une concession considérable.
Je me suis alors rapproché à Paris de l’Hôpital du Kremlin Bicêtre où le Pr Georges David était en train de créer le premier CECOS (Centre d’’Etudes et de Conservation du Sperme), banque de sperme basée sur les principes de l’anonymat et de la gratuité du don. J’y ai rencontré Le Dr Françoise Czyglik, chargée d’y développer la technique de congélation. Nous sommes convenus d’un échange : mon expérience de la congélation contre la fourniture de paillettes de sperme humain congelé, destinées au traitement de mes patientes bordelaises. Je faisais régulièrement le trajet Paris Bordeaux avec un bidon isotherme d’où s’échappaient les vapeurs d’azote liquide, ce qui me valait un franc succès dans les transports en commun à l’époque des attentats terroristes à Paris.
Ces trajets ont fini par cesser lorsque j’ai pu enfin créer le CECOS AQUITAINE en 1974, grâce à l’aide de deux « patrons » persuadés du bien fondé de disposer d’une Banque de Sperme à Bordeaux : le Pr Jean Marie Meunier, Chef de Service d’anatomo-pathologie, au sein duquel la Banque s’est physiquement installée, et Maurice Serisé, Professeur de Santé Publique à l’Université de Bordeaux 2.
Il est alors devenu nécessaire d’acquérir un matériel plus sophistiqué, et j’ai contacté Robert Cassou, père de l’insémination artificielle animale, et qui avait créé IMV Technologies à l’Aigle, dans l’Orne.
Je suis resté Directeur Médical du CECOS AQUITAINE jusqu’en 1995, date à laquelle, comme tous les autres Centres jusque-là de droit privé, il été contraint par la loi d’intégrer le système hospitalier.
Je continue pour ma part à assurer la préparation et le suivi des femmes qui ont recours au CECOS de Bordeaux afin de faciliter leur parcours.
La fédération Française des CECOS a eu 50 ans en 2023. Elle reste depuis le début confrontée à la pénurie de donneurs, qui, rappelons-le, ne sont pas rémunérés en France, qui explique les délais prolongés de prise en charge.
Cette pénurie s’est encore aggravée depuis la dernière loi de bioéthique, ne retenant que les donneurs acceptant la levée de leur anonymat, et ouvrant l’IAD aux femmes seules ou en couples de femmes.

LEGENDE DE LA FIGURE 1
1.Cuve de polystyrène expansé
2.Bac en zinc contenant l’azote liquide
3.Plateau en cuivre
4.Paillettes de mélange sperme / Milieu de conservation
5.Potence
6.Thermocouple
REFERENCE
1-EMPERAIRE JC, HURPY R, RIVIERE J. Conservation du sperme humain par congélation. La Nouvelle Presse Médicale 1972 ; 1 : 35, p 2324.